Je
me reconnecte après un très long silence.
Je
tiens à vous dire que je suis toujours en vie et que je me porte
même plutôt bien.
Je
ne suis plus sujet à cette fatigue chronique qui m'accablait ni même
à cette allergie qui enserrait mes voies respiratoires le matin et
le soir.
En
Belgique, j'étouffais et ce n'était pas qu'une simple question de
pollution et de climat !
Pour
des raisons que seuls quelques-uns connaissent, ma vie était un
calvaire qui s'est empiré au cours des derniers mois.
Je
n'ai pas l'intention d'exposer en détails en quoi consistait cette
situation inextricable. Si je le faisais, je vouerais aux gémonies
plusieurs personnes, des gens qui sont au plus mal et n'ont semé que
le chaos autour d'eux, sans même s'en rendre compte et parfois, avec
de bonnes intentions de départ.
Néanmoins,
je ne peux pas me taire, sinon ce sera moi le salopard. J'ai laissé
des lettres derrière mes pas mais elles demeurent incomplètes. Il
s'est passé beaucoup de choses depuis et il me faut maintenant
réagir à ce dont je viens de prendre connaissance sur Internet et
les réseaux sociaux.
J'ai
une énorme rancoeur au fond de moi car beaucoup de temps et
d'énergie m'ont été enlevés. J'ai toutefois pris du recul par
rapport à ce qu'il s'est passé au cours de ces derniers mois et
j'ai décidé de ne pas alimenter la spirale de la frustration et de
la haine, cette même spirale qui a failli me détruire pour de bon.
J'en
ai fini avec tout ça.
Le
jour de mes vingt-huit ans est survenu un enchaînement de faits
désagréables ainsi qu'un ultime coup de couteau qui m'ont fait agir
par impulsion.
Mû
par une volonté irrépressible d'échapper à un étau qui se
resserrait toujours plus, j'ai pété les plombs en gare de Tournai
et je suis parti pour la France. Je voulais gagner les contrées
sauvages de l'Ouest, me retirer au plus loin, mettre mes derniers
souhaits par écrit et attendre que la mort m'emporte après une
overdose de rhum. J'ai immédiatement rédigé les courriers que ma
maman, Lily, et mon chef de service ont dû recevoir quelques jours
plus tard. J'ai ensuite dû faire une halte à Nantes car, l'heure
étant avancée, il n'y avait plus de départ pour les îles avant le
lendemain.
Cette
halte m'a sauvé. En centre ville, un jeune homme m'a appelé. Il
m'invitait à prendre un verre dans un café littéraire où l'on
écoutait les classiques de la belle chanson française engagée
après un concert alternatif. Il y avait une ambiance, des
discussions intéressantes, c'était un peu comme un Coin aux étoiles
qui aurait réussi à exister à plein temps. Après une demi-heure
dans ces lieux, je n'avais plus envie de me tuer, ou en tout cas pas
tout de suite. J'ai été hébergé pour la nuit par le gars qui
m'avait payé à boire. Ensuite, je suis parti le lendemain vers un
décor de carte postale.
Durant
deux jours, j'ai exploré l'île où j'ai atterri. J'ai dû marcher
au moins cinquante kilomètres avant de trouver où j'allais établir
mon camp. Finalement, j'ai choisi une petite construction abandonnée
d'à peine quinze mètres carrés au sol. La toiture avait été à
moitié arrachée par une tempête. Autour, il n'y avait qu'une
longue lande coincée entre une plage sauvage et des marécages. Je
n'y ai croisé personne.
Seul
face à ma conscience, j'ai tenu là-bas près d'une semaine, avec
des galettes de riz, du thé et une salade bio qui m'avait été
offerte à Nantes. J'ai bien acheté un peu de pain, de fromage et de
vin dans un LIDL à 10km de là mais j'aurais pu faire sans.
Au
cours de cette longue introspection, j'ai compris que l'essentiel de
mon mal-être venait d'un manque de confiance en moi évident qui
s'était constitué pendant l'enfance et renforcé à l'adolescence.
J'ai grandi dans un milieu où la violence était latente et pouvait
se manifester à tout moment, sous des formes parfois traumatisantes.
J'ai senti dès mon plus jeune âge que j'avais le devoir d'y mettre
un terme. Il en a découlé une peur de l'échec que beaucoup ont
instrumentalisé à leur propre profit.
Avant
mon départ, j'avais un poids énorme sur les épaules. Suite à
plusieurs échecs personnels importants, je ne pouvais plus avancer
alors que ma situation exigeait au contraire que je m'active sans
repos. (Et je l'ai fait, passant du manœuvre au négociateur de
prêts, du psychologue lui-même névrosé à l'organisateur
d'événements, de l'auteur au fonctionnaire nonchalant).
J'ai
essayé en vain de faire comprendre, pendant neuf mois, que les
choses ne pouvaient plus durer comme ça. Mes tentatives
d'explications ont été totalement contre-productives : je n'ai
récolté à chaque fois qu'un poids supplémentaire... C'était une
chaîne sans fin, je subissais tout de A à Z, travaillant plus en
dehors du bureau pour réparer les erreurs des autres que sur mon
propre lieu de travail !
Je
suis conscient d'avoir causé énormément d'inquiétude en ayant
choisi, faute de mieux, de disparaître. Je le regrette. Mais tout
allait finir par exploser. C'était quasi mathématique, une simple
question de potentiel nerveux. Qui connaît les tenants et les
aboutissements de cette affaire savait que ce n'était qu'une
question de temps.
Quand
je suis parti mourir en homme libre, j'ai pensé : "C'est
ça ou le meurtre, quatre
murs ou quatre planches."
Or,
je suis bien incapable de tuer autre chose qu'un moustique. Ce serait
reproduire la violence que j'ai combattu et puis fui.
Ma
nature profonde ne peut pas fluctuer avec les circonstances. Je ne
suis pas de ceux qui suivent les mouvements de foules, le sens du
vent et la mode des plumes dans le cul après celle des flèches dans
le nez.
Je
suis ravi que le souhait que j'avais exprimé par écrit ait
finalement été respecté : qu'on me laisse filer et qu'on suspende
toute recherche.
Il
faut dire que c'était assez mal parti. J'ai frissonné quand j'ai
réalisé que j'étais à la fois pisté comme un Pokémon rare et
traqué comme un fugitif. Encore plus au moment où je me suis rendu
compte que la Police, cette défenseuse de la veuve, de l'orphelin et
désormais du libertaire en maraude, a dû être très vite mise au
courant de ma disparition. On n'aurait même pas hésité à envoyer
un combi de flics à Notre-Dame-Des-Landes, là où des militants
courageux vivent la vraie vie. Je suis perplexe, d'autant plus que
tout cela partait de bonnes intentions...
Quand
je me suis reconnecté, j'ai vu des milliers de partages, de
commentaires, de messages de soutien, la plupart émanant d'inconnus,
de personnes qui n'avaient pas la moindre idée de qui j'étais, de
ce que j'écrivais et faisais. J'ai lu des polémiques sur mon libre
arbitre alors qu'au fond seules quelques rares personnes savent de
quoi il en retourne. J'ai bien lu cent fois le mot « Pizza
hut », alors que je n'y ai mis les pieds que trois minutes,
deux heures avant de prendre ma décision de disparaître. En
revanche, il n'a été fait mention nulle part de mon pétage de
plomb en gare de Tournai, ce qui au fond m'amuse, c'est un peu une
comme une faille dans la matrice, une trouée dans ce camp de
consommation à ciel ouvert qu'est la société actuelle.
J'ai
aussi noté qu'on m'avait aperçu dans des endroits où je ne suis
jamais allé, comme Froyennes ou le centre de Tournai quelques jours
après ma disparition.
Ce
qui me laisse encore plus perplexe, ce sont les réactions des gens.
Des personnes que j'avais définitivement rayées de ma vie sont
réapparues pour s'exprimer sur l'affaire, certaines se sont même
indignées de ne pas recevoir de nouvelles, alors qu'elles ne m'en
ont pas donné depuis des années. D'autres ont avancé une filiation
ou une amitié qui m'était inconnue et que j'aurais peut-être
apprécié de nouer. D'autres encore, que je tiens en estime, se sont
apparemment tues, peut-être par décence, une position que je ne
peux leur reprocher. Tout cet emballement a duré plusieurs jours et
puis s'est tari. C'est incompréhensible pour moi qui me suis senti
totalement seul au monde avant d'être littéralement soufflé vers
l'Ouest par une impulsion émancipatrice. Si on m'avait laissé
poursuivre mes études, j'en aurais peut-être tiré un quelconque
savoir théorique, une sociologie du drame par lequel la solidarité
renaît dans un monde où elle est paradoxalement de plus en plus
absente. Ma « Petite Femme aux cigarettes » abordait déjà ce
thème. J'espère pouvoir enfin reprendre mes activités littéraires
et approfondir ces réflexions.
Mais
pour le moment, les mots ne viennent pas. Parce que je suis triste
d'avoir dû en arriver là, d'avoir dû faire ce choix. C'est à
Mons, en Belgique, que j'étais en danger. Au moins trois personnes
savaient que j'étais à bout de nerfs, m'avaient entendu sangloter
et implorer d'être libéré de cette prison. Je ne demandais qu'à
être écouté et que l'on cesse de m'ajouter du poids en plus sur
mes épaules de plus en plus courbées. Je ne suis pas un comédien,
quand je dis “Je n'en peux plus”, c'est que je suis vraiment à bout,
quand j'ajoute que “j'ai envie de foutre le camp”, c'est qu'il y
a des chances que je le fasse pour de vrai.
Puisque
ce n'est pas clair pour tout le monde, il me faut préciser que le
Coin aux étoiles n'était pas que mon idée à l'origine, que je me
suis lancé dans cette aventure uniquement parce que j'avais
l'assurance que mon associé et ami d'alors s'occuperait de toute
tâche de gestion et d'organisation et que je ne serai concerné
quant à moi que par la partie administrative du travail à effectuer
en ma seule qualité de trésorier. Un troisième administrateur se
chargerait quant à lui de la communication. Je n'invente rien, je
renvoie à la consultation des statuts de l'ASBL pour toute personne
qui douterait de mes propos. J'ajouterais que je travaillais alors
dans la région et que les bruits de couloir m'avaient appris que j'y
resterais, mais derrière l'absence de mutation initialement prévue
puis suspendue se cachait en fait, apparemment, un abus de pouvoir
politicien qui avait profité à tous pour mieux cacher qu'il visait
à faire obtenir un avantage à un seul agent. La Justice ayant agi,
j'ai donc été muté avec tous les autres de ma session. En tout
cas, c'est ce que m'ont expliqué d'autres bruits de couloir.
Je
l'ai dit, je ne vais pas rentrer dans les détails parce que je
n'ouvre aucun procès. Il faut cependant savoir que ce qui a été
investi dans le Coin aux étoiles émane en majeure partie d'un
surmenage que je n'ai nullement choisi mais qui m'a été imposé et
de mes finances personnelles, car je ne dépense presque aucun argent
pour mes besoins personnels.
Je
ne serai pas opposé à ce que ce projet survive, le temps que je
pourrai encore le financer, loin de là ! Je sais que les
soirées punks et les présentations-débats ont eu beaucoup de
succès en général et qu'il fallait souvent se serrer. Quand on
propose ce qui manque, la difficulté n'est pas d'attirer un public
mais de constituer une équipe saine et solide pour gérer tant la
soirée en elle-même – la pointe émergée de l'iceberg – que
l'acheminement des stocks, le nettoyage, l'agencement de la salle, la
gestion de la caisse et le réglage de la sonorisation. Et pour ça,
il faut des gens qui agissent vraiment par conviction. Les gens qui,
consciemment ou non, détourneront le projet à des fins
personnelles, ceux qui voudront faire de ce lieu un endroit de
débauche, ceux qui souilleront les principes libertaires
d'autodiscipline, ceux encore qui croiront tout savoir et voudront
tout diriger, n'apporteront que stress et frustrations.
Bref,
si l'aventure vous tente, j'attends vos lettres de motivation pour
prendre le relais !
En
attendant, Tout cela est terminé. J'ai décidé de débuter une
nouvelle vie où je cesserai de tout subir, de travailler dans un
domaine qui n'est pas le mien pour subvenir aux besoins des
autres, d'accepter de ne plus voir la lumière du jour pour le
confort des autres, d'avoir des problèmes de conscience pour
les autres encore, de devoir mettre entre parenthèses tout ce
que je suis pour les autres enfin.
Ces
quelques jours de vie sauvage m'auront appris que je n'ai besoin que
de thé, de pain, d'un carnet, d'un stylo à bille et d'une seule
tenue de rechange. Le reste m'est superflu.
A
ceux qui me verront comme un égoïste, je répliquerai que c'est au
contraire ma trop grande générosité qui a causé ma perte. Je l'ai
dit plus haut : je ne vais pas vous en livrer les détails mais ceux
qui me connaissent réellement me feront confiance.
Je
sais que certains voudront régler leurs comptes. Moi, je m'en tape.
L'argent est le squelette du capitalisme et j'aimerais le réduire en
cendres. Mais si on y tient, alors il ne faut pas oublier que je sais
compter et que je sais me défendre, que mon existence a d'ailleurs
été dévolue à ça et que je suis donc parfaitement au courant de
qui a une dette envers qui. Je peux déjà vous dire que l'addition
serait salée. On arrête là, non ?
Au
fond, ce qui a nourri en moi cette conviction que plus rien ne serait
possible à Mons, c'est cette violence quasi quotidienne dans
laquelle je vivais, violence qui me causait une souffrance sans nom,
à la fois d'être impuissant face à ce mal qui défigurait la
beauté d'un être cher et à la fois de me voir infligé au
quotidien une agression du même ordre que celle qui m'avait poussé
à fuir le domicile parental à vingt ans sans un franc en poche.
Il
paraît qu'on réécrit toujours la même histoire. Je n'ai pas
trente ans et je refuse de vivre sur ce disque rayé des semaines
routinières.
Je
suis désormais un être libre.
Je
tiens à remercier les gens qui m'ont soutenu avec bienveillance,
ceux qui ont cru en moi. Sans vous, je serais mort. La dépression et
le rhum auraient eu raison de moi sur l'île. Là, Mère Nature a
décidé que je devais vivre.
J'ignore
qui est derrière l'idée mais j'aime beaucoup les dernières images
postées sur la page communautaire dédiée à ma disparition – et
à ma traque - celle du sentier qui s'efface dans un flou artistique
verdoyant et celle des tennis à coté de deux flèches indiquant des
directions contraires. Qui sait, ces chemins de traverse nous
amèneront peut-être à nous revoir.
La
bise aux amis.
Florian
Petite
playlist qui illustre bien mon voyage (si vous ressentez les
paroles) :
The
Police – Every breath you take
Nine
Inch Nails – The great below
Staind
– Outside
Thrice
– Atlantic