Lorsque vous arrivez sur une île inconnue avec l'intention d'y séjourner sans vous ruiner, trouver un abri sera votre première mission. Si vous désirez seulement y passer quelques jours, un arbre aux branches généreuses à l'abri de la vue des importuns fera votre affaire. Vous n'aurez qu'à planter votre tente sous le feuillage et profiter du ressourcement qui vous sera ainsi offert. Mais si vous souhaitez rester plus longtemps, dénicher un abri en dur s'avérera plus intéressant pour protéger vos effets des pluies éventuelles.
Après une agréable première nuit passée sous un mélèze accueillant, je me mis en tête d'explorer l'île, dans l'espoir de tomber sur une cabane voire sur une maison abandonnée. Je me sentais en pleine forme physique. Mes voies respiratoires n'étaient plus encombrées en permanence comme en Belgique. La nuit avait été bien douce, avec une température estimée de seize degrés et ma couchette de fortune avait été rendue confortable par un sol d'écorces qui conserve bien la chaleur.
J'avais levé le camp assez tôt et je désirais gagner le centre du bourg le plus proche afin de dénicher une carte topopgraphique. J'y parvins après quarante minutes de marche.
Le bourg était encore bien animé, l'été ne s'achevant ici qu'avec le mois de septembre. Je dénichai facilement une carte topographique dans une librairie en me présentant comme un randonneur. Sur un banc, en mangeant mon taboulé, je me mis à étudier la carte. Une première analyse m'amena le soir même près d'une ancienne abbaye où un baron local avait décidé de privatiser un morceau de plage avec l'aval de l'État.
C'était une fausse piste. Elle m'offrit certes de passer une deuxième nuit dans une tour de garde abandonnée en face de l'Océan, mais me confronta à un danger important. En effet, l'accès à cette tour de garde se faisait par chemin unique et débouchait près d'un petit hameau de secondes résidences. Je pouvais donc être surpris facilement.
Je payai mon imprudence dès le lendemain, après avoir levé le camp. Il était huit heures du matin lorsqu'une berline bleue et blanche, un peu vieillotte, me stoppa dans mes mouvements. A bord, il y avait deux gendarmes : un homme au volant et une femme sur le siège passager. Je ne paniquai pas parce que j'estimai ne rien avoir fait de mal. Aussi, je décidai de rester souriant. Sans surprise, ce fut l'homme qui commença :
" - Alors, Monsieur, on se paie une petite fugue ?
- Moi ? Non, je vais camper de bonne heure ! Un peu de marche puis je me présenterai à l'entrée de plusieurs campings.
- Ah bon... Parce que vous avez tout l'attirail de quelqu'un qui plante sa tente un peu comme ça n'importe où. Vous savez que ça peut vous coûter très cher, non ?
- Dites-moi.
- Eh bien voilà, le département l'interdit et les amendes sont fortes. Ça commence à partir de plusieurs centaines d'euros.
- Très bien. Ça me conforte dans l'idée d'aller dans un camping...
- Et si je vous demande vos papiers d'identité, ça ne vous pose aucun problème.
- Non, je vais vous les présenter.
Là, le gendarme regarda sa montre et me dit :
- Bon, ça va, je vous crois. Au revoir, Monsieur. "
Cette rencontre inopinée acheva de me convaincre que je devais me trouver un abri au plus vite, à l'écart des secondes résidences, et dans un endroit où aucun homme en uniforme ne viendrait fouiner.
L'île est un endroit magnifique, dont chaque paysage est un émerveillement, digne d'être immortalisé sur une carte postale. Mais la flambée des prix de l'immobilier a fait que seule une certaine gente a eu l'occasion de s'y installer récemment. Dès lors, ce petit coin de paradis est aussi une zone protégée dans laquelle la gendarmerie s'ennuie et arrête, selon ses envies, des individus qui ne correspondent pas au stéréotype du vacancier venu claquer son fric sur l'île...
Ne voulant pas être un passe-temps pour eux, je me résolus alors à me rendre dans un endroit où je serais seul au monde : la lande de l'Ouest, une étroite bande de terre longue de six kilomètres, coincée entre la plage et un dédale de dix kilomètres carrés formé de marais salants. Traverser ces marais était l'un des seuls moyens d'y accéder et ce ne fut pas de tout repos. Je me mis en route après avoir fait des provisions au Lidl du coin. Mon sac était lourd et ce fut ma première véritable épreuve d'endurance.
Les marais salants sont parsemés d'une myriade de chemins de terre non carrossables, tournicotant tous les cent mètres et finissant en général par s'effacer entre deux étendues d'eau. Même la carte, pourtant récente, s'y perdait parfois, à tel point que je fus obligé de refaire moi-même un plan. D'après échelle, il n'y avait que huit kilomètres entre le bourg et cette zone de l'île, c'est-à-dire une heure et demie de marche. Je mis facilement deux heures et demie tant je dus m'arrêter plusieurs fois, consulter ma carte, reprendre mon souffle, me fier à la position du soleil et parfois hélas, rebrousser chemin.
J'étais sur le point de désespérer, de me dire que je ne trouverais sans doute rien d'intéressant là-bas, quand je vis filer plusieurs lapins de garenne, vers ce qui semblait être un bois. Je suivis ces petits animaux et j'arrivai bientôt hors d'haleine dans la lande de l'Ouest qui ressemblait à peu près à ce que serait la surface de la lune si elle était couverte de conifères.
Le ressac des vagues tonitruait sur ma droite tandis que sur ma gauche, des cyprès de Lambert à moitié déterrés par une tempête conféraient un aspect sinistre à l'ensemble.
Je marchai un quart d'heure de plus sur un sol sablonneux dans lequel j'avais tendance à m'enfoncer, avant d'apercevoir une première habitation. Il s'agissait d'un pavillon de soixante mètres carrés au sol dont les portes et les fenêtres étaient hermétiquement clos par des volets en bois. Je m'approchai et je compris qu'il y avait un verrou. Je n'insistai pas : j'étais ici dans une optique de non nuisance. La maison était entretenue, trop petite pour servir de résidence à d'infâmes capitalistes, et je n'aurais pas aimé retrouver la porte de mon logement forcée si je retournais un jour en Belgique.
J'abandonnai donc cette première construction et je persistai sur mon chemin. Cinq cents mètres plus au Sud, ma carte me renseignait un autre petit carré noir, le seul de tout le parcours. Je fus contraint de passer devant au moins trois fois avant de comprendre où le bâtiment se trouvait exactement. Il était en effet caché derrière un minuscule bosquet même si le monticule sur lequel il était dressé trahissait son toit qui dépassait de la cime des arbres.
Je m'approchai. C'était une minuscule construction de trois mètres sur cinq, épaisseur des murs comprise. Il n'y avait plus de porte, juste un trou. La façade était mangée par les ronces sur lesquelles poussaient encore quelques mûres, assez acides au goût. La toiture avait été en partie arrachée, certainement par une tempête car il s'agissait de la partie face à l'océan. Aucune trace de passage humain à l'intérieur hormis cette célèbre citation de Nietzsche gravée sur un mur : "Deviens ce que tu es". Il y avait aussi un reste de cheminée et une meurtrière. Le tout formait une unique pièce de vie qui était vide.
J'ouvris mon sac et je commençai à monter la tente. Le sol était rocailleux et froid. Le soir tombait à peine mais j'étais déjà exténué. Je m'effondrai bien vite et je dormis de vingt heures trente à deux heures du matin. Les jambes encore endolories, je bus quelques gorgées de rhum afin de sombrer à nouveau dans le sommeil. Vers sept heures, je fus réveillé pour de bon par quelques gouttes de pluie, bien vite chassées par un franc soleil.
Je me fis du thé froid dans une bouteille en plastique, je mangeai un demi-paquet de biscuits et je réfléchis à ce que je pourrais bien faire de cet abri. Il serait mon camp pour un petit moment mais il était impossible d'y demeurer durablement avec la toiture dans cet état. Après une ronde dehors, je réalisai que provisoirement, il me suffirait de clouer quelques planches de bois, là où il y avait le trou d'environ un mètre sur quatre. Je n'avais pas besoin de beaucoup de matériel et dame nature pourrait mettre à ma disposition quelques branches. Ce n'était pas bien haut, plus ou moins deux mètres vingt. J'avais juste besoin d'une chaise, de clous et d'un marteau. Mais le jeu en valait-il la chandelle ?
Je dépliai ma carte. Pour ce qui était d'échapper aux gendarmes, l'abri était parfaitement positionné. Je pouvais même entreprendre d'acheminer du matériel depuis le magasin de bricolage du bourg sans que personne ne me voie étant donné qu'un réseau de chemins de terre s'enfonçait dans le marais salant dès l'arrière dudit magasin. Mais aurais-je le courage de faire ainsi des allers-retours aussi longs plusieurs fois par jour afin d'avancer dans la réhabilitation de ce logement de fortune ?
Au moins, je pouvais laisser ma tente et mon sac de couchage sur place afin de me sentir plus léger. Il n'y avait pas âme qui vive dans les parages, je ne risquais donc aucun vol.
Je partis pour le bourg afin de répondre à certaines de mes interrogations. La route fut tout aussi rude que la veille. Je dus faire plusieurs essais avant de retrouver la trace du chemin de terre caché par les fourrés. Quelques lapins se prirent à me narguer, m'entraînant sur des pistes sans retour. Je fus également confronté à un ennemi fort incommodant : le moustique. La petite pluie du matin avait en effet excité ces bestioles en pleine période de reproduction. Des essaims entiers fondirent sur moi. Je m'en tirai avec des dizaines de piqûres sur tout le corps. Heureusement, n'étant pas allergique, ce ne furent que quelques gourmes bénignes.
Je mis cette fois une heure quarante pour atteindre l'agglomération. J'avais rarement connu de chemin aussi pénible. Je décidai de m'offrir un peu de bon temps pour me récompenser de ces efforts. Aussi, je passai la journée sur place, en quête de bières inconnues. Je fis ainsi la connaissance de l'embuscade, une délicieuse bière au calvados issue d'une collaboration belgo-normande. Ensuite, je marchai le long des plages où je m'offris des séances de lecture et de méditation, le temps d'une halte. L'air était doux, le ciel ensoleillé et je me sentais libre.
Je voulus rentrer avant la tombée de la nuit afin de ne pas perdre mon chemin. Hélas, un tracteur s'était aventuré dans les marais salants, créant de nouveaux chemins qui ne menaient nulle part. J'arrivai pour le coucher de soleil auquel j'assistai derrière une barrière censée protéger la dune des tempêtes hivernales. Cela véhicula à mon esprit une image forte, celle des barreaux d'une société qui nous empêchent de communier pleinement avec la nature. J'enjambai la barrière pour voir les dernières feux de l'astre qui nous quittait. J'avais un peu de tabac sur moi et l'envie me vint de rouler une cigarette. Elle se consuma en même temps que les restes du soleil. La vie est si courte. Pourquoi mes congénères méprisent-ils autant leur liberté et celle des autres ?
Je retournai non sans peine à la maisonnette abandonnée. Il me fallut écarter plusieurs arbustes pour deviner son ombre. Mes nuits furent de plus en plus courtes, à mesure que je me laissais gagner par l'apaisement que procure la vie dans un cadre préservé. C'est aussi durant cette période que j'écrivis le plus, adressant des lettres interminables à des fantômes.
Lorsque je retournai au bourg pour m'approvisionner quelques jours plus tard, c'était la panique. Les inondations sur la Côte d'Azur avaient mis le pays en émoi. On ne parlait plus que de ça. Des météorologues prédisaient que le vent allait souffler le long de toutes les côtes, depuis le bassin méditerranéen jusqu'à la Manche ! Je présumais qu'il y avait pas mal d'exagération là-dessous mais je me dis que les bourrasques annoncées permettraient d'éprouver ce tas de pierre à la toiture défectueuse sous lequel j'avais trouvé refuge.
Ce fut sans appel. Cette maisonnette était aussi mal exposée que je ne le craignais. Le vent ne devait pas souffler à plus de soixante kilomètres heure et pourtant, c'était assez pour qu'il s'engouffre dans le trou de la toiture et soulève ma tente.
Je réalisai que c'était la raison pour laquelle la maisonnette avait perdu une partie de sa toiture et qu'on avait jugé bon de l'abandonner.
Je n'en doutai plus : la vie ici s'avérerait laborieuse. Des journées entières de travail pour réhabiliter le petit bâtiment pourraient être vouées à néant si la météo venait à se montrer capricieuse.
Je me résolus donc à faire mon deuil de ce premier projet d'habitat alternatif et à en développer un autre dont je vous entretiendrai dans un prochain carnet.